Aux frontières entre le Cameroun et le Tchad, hommes, femmes et enfants sont traqués comme du bétail par des bandes armées non étatiques ou Boko Haram est accusé d’être leader. Une activité qui, selon des experts et organisations de la société civile, sert à alimenter la crise du bassin du lac Tchad qui affecte plus de 17 millions de personnes dans les pays riverains.
Enrôlés de force à Touboro dans le Mayo Rey, région du Nord, par des bandes armées 60 jours auparavant, Boubacar et quatre autres otages ont été tirés des mains de leurs ravisseurs à la frontière Tchad-Cameroun par l’armée tchadienne. Ont officiellement annoncé les autorités tchadiennes, le 30 mars 2024. « Nous étions traités comme des esclaves », témoigne-t-il en montrant de larges plaies encore ouvertes dans le dos. Le corps frêle et la mine affaiblie, ce jeune Camerounais raconte l’horreur vécue durant cet enlèvement. « La nuit, ils nous enchaînaient les pieds et le matin, c’était autour des mains. Sous la menace des armes pointées derrière-nous, nous étions obligés d’aller puiser de l’eau et porter leurs bagages », témoigne cette victime à la télévision nationale camerounaise.
Cet enlèvement n’est pas un cas isolé. Il s’étend jusque dans la région de l’Extrême-Nord, située dans le bassin du lac Tchad, comme le Nord-Est du Nigéria, l’Ouest du Tchad et le Sud-Est du Niger. Dans cette partie du Cameroun, frontalière du Tchad et du Nigéria, les habitants sont régulièrement attaqués par des groupes armés. À Waza, une commune du département du Logone-et-Chari, située dans le périmètre autour du lac Tchad, dans la région de l’Extrême-Nord Cameroun, en proie à l’insécurité, Ahmadou (Nom d’emprunt) est encore dans un état de choc ce samedi 30 mars lorsque nous l’avons rencontré. Ce jeune homme a échappé à un enlèvement alors qu’il se rendait au champ. Il raconte qu’il est tombé nez à nez avec un groupe d’hommes armés. « Ils ont hésité à tirer sur lui car ceux-ci craignaient d’alerter la patrouille camerounaise qui sillonne régulièrement le secteur. Il a réussi à fuir en abandonnant son vélo dans les champs », témoigne Yakel Mama un proche.
A Hilé Alifa, dans le même département, c’est le même son de cloche. Ici aussi, deux femmes âgées respectivement de 50 et 25 ans, ont retrouvé la liberté après avoir passé plus d’un an et demi loin de leurs familles. Une chance que n’a visiblement pas eu une autre femme portée disparue depuis quelques semaines à Waza. Partie chercher du bois dans la brousse, elle n’est jamais revenue au village. Même les battues organisées par les villageois n’ont pas permis de la retrouver. Une énième disparition qui vient allonger la liste des kidnappings qui fait planer sur la localité le spectre de la peur.
Selon Oumar Alas, coordonnateur du Réseau des volontaires communautaires du département du Logone et Chari (Resevcom), pour se mettre à l’abri, les populations ont tout laissé derrière elles. Les communautés de Bargaram et Goretal Goutoun, deux villages qui dénombrent des dizaines de personnes disparues, ont abandonné leur village et se sont installées à Hile Alifa Centre, et celles de Tcika ont investi Abasoni.
« Avec Boko Haram les enjeux des enlèvements sont plus grands »
Pour les habitants de ces localités, et même pour certaines autorités administratives, il ne fait l’ombre d’aucun doute que Boko Haram est le principal auteur de ces kidnappings. Une source sécuritaire accuse elle également cette secte terroriste en indexant deux factions, à savoir l’Etat islamique en Afrique de l’Ouest (Iswap) et le Jama’atu Ahl al-Sunnah Lil Dawa wal-Jihad ( Jas), deux bandes rebelles rivales qui s’affrontent de temps en temps.
Leur récente rivalité remonte à novembre 2023, le Jas a lancé deux opérations contre Iswap sur l’île de Tumbum Aliprès de Darrack, une commune du département du Logone-et-Chari, sur le lac Tchad, constituée de 21 villages et de 14 îles. « Tentant de reprendre le contrôle de cette île, Iswap a fait 40 morts et 15 captures du côté Jas. Le deuxième affrontement toujours initié par les éléments du Jas a eu lieu le lendemain sur l‘île Kandahar toujours non loin de Darrack », rapporte un chef traditionnel sous anonymat.
Avec Boko Haram, les enjeux des enlèvements sont plus grands et la traite des humains plus sérieuse. Enjeux qui occasionnent souvent des affrontements entre bandes armées accompagnés d’exactions perpétrés dans les camps rivaux, croit savoir Amély James Koh Bela, présidente de l’Association Mayina Africa, qui mène des études sur les questions de trafic humain au Cameroun et en Afrique de l’Ouest.
Mahamat Abani, auteur du livre « Et si Boko Haram n’était pas Boko Haram» avec qui nous avons échangé, est moins affirmatif. Il tente de nuancer en faisant savoir qu’à l’heure actuelle, ces enlèvements ne sont pas du fait essentiel de Boko Haram. Car, dit-il : « ces groupes existaient bien avant qu’on ne parle de Boko Haram. Ils sont basés de part et d’autre de nos frontières surtout entre le Tchad, le Cameroun et le Nigeria et actuellement autour du lac Tchad. En réalité, si on s’attarde sur la sphère qui entoure cette zone, les groupes qui y opèrent ne s’appellent pas Boko Haram c’est nous qui les désignons ainsi et peut-être qu’ils ont fini par l’accepter ».
Dans le même ordre d’idées, le Pr Mvomo Ela, enseignant à l’Institut des Relations Internationales du Cameroun (Iric) ancien directeur de recherches de l’Eiforces, explique qu’un retour dans le temps permet de ne plus examiner la prégnance de Boko Haram dans cet espace seulement en terme de forces venues du Nigeria. « Il y a eu implantation (de Boko Haram, Ndlr) et forcément avec des relais au sein de la population(…) Ces relais sont d’autant plus probant qu’avant Boko Haram il y avait autre chose comme les zarguinas. Il y a donc une vieille pratique qui relève de l’anthropologie insécuritaire dans cette zone et Boko Haram est venu se superposer à de vieilles pratiques. Il a donc pu avoir une reconversion des anciens Zaraguinas, qui voyaient en Boko Haram de nouvelles opportunités ».
Pour mieux se faire comprendre, mahamat Abani ajoute que non loin de Hile Alifa dans la brousse de Bargaram, il y a un groupe et puis du côté de Darak, il y a un autre et c’est à la suite de leur interconnection qu’ils font des incursions au Cameroun. « Ils viennent sur instruction des plus gradés et s’attaquent à des personnes précisent qu’ils enrôlent de force où qu’ils exécutent », argumente-t-il en concluant que les groupes armés opérant dans les rapts se sont constitués parce que la tâche est devenue lucrative.
Entre 2013 et 2014, à la suite de cinq enlèvements de 38 otages occidentaux (français, canadiens, italiens) et chinois, mais aussi camerounais (le maire de Kolofata, l’épouse et des membres de la famille de l’ancien vice-Premier ministre décédé, Amadou Ali), Boko Haram aurait récolté 11 millions de dollars de rançons, rapporte International Crisis Group. «Les prise d’otages rapportent énormément d’argent à cette organisation terroriste, dont le chiffre d’affaires est estimé à des millions de dollars et en milliards de F Cfa », rapporte Christian Owona Eyenga dans Jeu et enjeu stratégico-économique des nouvelles menaces sécuritaires en Afrique centrale : cas du Cameroun, du Tchad, de la RCA et de la RDC.
Citant des études de terrain menées par son Association au Cameroun et en Afrique de l’Ouest, Amély James Koh Bela, révèle que les filles et femmes sont aisément enlevées depuis le Bénin, le Cameroun, le Nigeria, le Tchad ou la République centrafricaine non seulement pour assouvir les envies sexuelles de ces rebelles, mais aussi pour leur servir de cuisinières. Une source au Comité international de la Croix rouge, (Cicr) Cameroun, affirme que certaines sont de force donnée en mariage aux éléments des bandes armées.
Quand les hommes sont enlevés pour agrandir les rangs de ces rebelles, souligne-t-elle, les enfants sont capturés pour poser des bombes. « Ils ont un système de rémunération très fort quand ils commencent à prendre les enfants pour cette sale besogne. Ils peuvent aller jusqu’à 30.000 F Cfa de paie journalière », témoigne la présidente de l’Association Mayina Africa. Elle poursuit qu’ils ont aussi recours aux enfants, pour faire d’eux des « bombes humaines», souvent ceinturées de ces explosifs, ils sont chargés de les faire détonner dans les marchés et les lieux de cultes.
L’insécurité au Lac Tchad est une réadaptation des razzias précoloniales
Cyril Musila, professeur de géopolitique des conflits africains et auteur de plusieurs travaux de recherches pour la paix, la sécurité et le développement dans la région des Grands Lacs, décrit dans l’une de ses publications portant sur l’insécurité transfrontalière au Lac Tchad que ces actes de terrorisme ne sont pas nouveaux. Ils sont donc tout simplement une réadaptation des razzias pratiquées par quelques groupes ethniques à l’époque précoloniale. Des razzias qui, selon Moussa Bobbodans une étude, étaient dans les sociétés rurales du Bassin du Lac Tchad, une tradition des chefferies et des communautés pour compenser les mauvaises récoltes.
Cyril Musila poursuit dans son article que « ce phénomène va prendre de l’ampleur avec l’introduction des armes de guerre dans ce qui n’était que banditisme et irruption d’ex-combattants aguerris aux techniques de guérilla ». Aussi, les contestations sociopolitiques des années 1990 sur fond de rébellions armées et de tensions ethniques, vont finir par installer la violence et le crime dans la zone.
Les djihadistes nés de cette réincarnation des razzias précoloniales selonAmély James Koh Bela, de l’association Mayina Africa, opèrent pour un principe simple. « Ils agissent pour faire parler d’eux, il faut qu’ils posent de grandes actions pour se faire connaître, ils sont dans l’installation de la terreur. Aussi ils ont besoin de se faire de l’argent à travers les enlèvements », souligne-t-elle.
À en croire Christian Owona Eyenga, expert en résolution des conflits, ces enlèvements avec paiement de rançons ne sont pas prêts de prendre fin car ils constituent la principale source de financement de Boko Haram. « C’est courant que lorsque des personnes sont kidnappées, les familles négocient leur libération contre une somme d’argent. Ce n’est pas souvent dit ouvertement parce que les autorités ne veulent pas qu’on en parle mais c’est connu de tous ici », témoigne Gambo, un jeune leader de Hilé Alifa, souvent au fait de ces enlèvements.
Certains groupes sont dirigés par les originaires de la localité
Au vu des gains de ces rapts, l’écrivain Mahamat Abani, natif de Goulfey, une commune du Logone et Chari, soutient que l’activité est bien organisée avec des complicités locales. « Autre chose qu’on peut dire et là je voudrais qu’on fasse un peu attention pour la simple raison qu’il y a des groupes qui ont été mis sur pied par ceux qui sont de la localité. Vous permettrez que je ne les nomme pas. Je ne voudrais pas dire qu’il y a des gens qui les téléguident mais à la tête des groupes qui sont là-bas, il y a au moins deux qui ont à leur tête des natifs du Logone et Chari. Ce qui veut dire que ces personnes connaissent parfaitement la localité, et quand est ce qu’ils peuvent aller attaquer », révèle l’écrivain.
Des bandes criminelles aux divers profils tels que d’anciens bergers composées de Nigérians, Nigériens et de Tchadiens, souligne l’Oim. Cette organisation internationale poursuit qu’au Tchad, un trafiquant « exploite la liaison entre l’offre et la demande, d’une part, il augmente l’offre via un processus de recrutement, de tromperie, de transport et d’exploitation, et d’autre part il encourage la demande en fournissant l’accès facile aux personnes trafiquées. Le groupe de trafiquants comprend les recruteurs, les kidnappeurs, les transporteurs, les récepteurs, les éleveurs, les intermédiaires …». De ce fait, un trafiquant y est souvent un membre de la famille élargie, qui a un autre rapport avec la famille de la victime, ou encore, il est quelqu’un de connu et de sûr au sein de la communauté locale. « Ils opèrent plus fréquemment en saison sèche car les communautés sont plus faciles d’accès et les attaques ont souvent lieu tard dans la nuit avec des groupes armés de près de quatre à dix personnes qui prennent d’assaut les maisons », soutient notre source au Circ qui a accepté de parler sous anonymat.
Même leur trajectoire d’opération est bien définie. Le tracé le plus visiblede divers trafics d’après Mahamat Abani est celui qui part des eaux qui entourent Darak, passent par le Chari et aboutissent à Blangoua qui à son tour passent par Kousseri et qui entrent à Ndjamena et au-delà. L’autre tracé c’est Blangoua qui sert de centre de distribution. C’est une espèce de plaque tournante, comme l’expliquecet écrivain. « Tout vient et tout part de Kousseri qui n’a jamais été inquiété. C’est l’endroit le plus calme dans lequel les rebelles trouvent de la quiétude et pour rien au monde ils ne l’attaqueraient car toutes les activités qu’ils mènent ont pour point de chute Kousseri», ponctue Mahamat Abani. A ce tracé Amély James Koh Bela ajoute les trois fleuves empruntés par les trafiquants, que sont le Logone et Chari, la Bénoué, deux cours d’eau permanents du bassin septentrional du Lac Tchad et la Kadey qui servent cinq pays et permettent de rallier divers pays sans passeport et sans contrôle.
Le Tchad voisin, décrit dans la Déclaration de Niamey, (un guide pratique sur les mécanismes de lutte contre la traite des personnes et le trafic illicite de migrants), comme un pays d’origine, de transit et de destination pour la traite des êtres humains, est sujet à une traite transnationale vers d’autres pays africains tels que le Cameroun. Elle a une trajectoire qui part de l’intérieur du pays de la région du Sud vers le Centre et l’Est du Tchad. A en croire Amely James Koh Bela, l’Extrême Nord Cameroun est une zone poreuse, une passoire, composée de plusieurs zones de retrait et d’organisation.« Pour aller attaquer le Nigeria c’est par là que passent les rebelles. Ils reviennent par le Nord Cameroun à Kolofata et font ce qu’ils veulent en toute impunité et repartent. Cette zone devient leur base arrière car elle est tellement truffée et il n’y a pas suffisamment de contrôle. C’est une poudrière d’où ils jettent les opérations sur les pays du Bassin du Lac Tchad », décrit Amely James Koh Bela.
« La nuit est encore plus grave car on se croirait en zone de guerre »
Début avril 2024 nous avons échangé avec Foumrigue, le chef de Noulda, un petit village du Mayo Danay, en plein cœur de la zone en proie aux groupes armés. C’est un homme inquiet, que nous avons rencontré. Il a vu la menace djihadjiste se répandre au fil des années, une menace qu’il redoute toujours. Il reproche aux corps armés d’avoir donné tous leurs secrets et distribué des armes aux civils. Désormais, pour n’importe quelle raison, regrette-t-il, on tire de partout. « La nuit est encore plus grave car on se croirait en zone de guerre », confie-t-il en essayant d’imiter les crépitements des armes à l’aide de sa bouche. Il souhaite donc qu’à la fin de la construction du pont sur le fleuve Logone reliant la ville de Yagoua au Cameroun et Bongor au Tchad, de véritables mesures de sécurité soient prises pour limiter tout trafic entre les deux pays.
Certains habitants avec qui nous avons échangé, croient que le lac Tchad a échappé au contrôle de l’Etat, et prédisent de nouveaux déplacements de population dans les jours à venir.Une analyse que ne partage par le Pr Mvomo Ela, qui pense que la menace reste pendante et réelle parce que le Lac lui-même est devenu une sorte de zone grise, c’est-à-dire qui échappe au contrôle étatique à cause de la forme de la menace. « Tout simplement parce que l’Etat est habitué à lutter contre des Etats, mais nous sommes là dans ce qu’on appelle des forces infra-étatiques, sub-étatiques qui ne luttent pas contre les Etats selon les règles de la guerre classique », explique-t-il.
« Au Tchad le gouvernement n’a toujours pas identifié les victimes de la traite »
Selon Adama Oumoul, déléguée départementale des Affaires sociales du Logone et Chari, « l’Etat a fait beaucoup de chose quand la crise est arrivée dans le Bassin du Lac Tchad. Il a facilité la mise sur pied des comités de vigilance qui sont chargés non seulement de renseigner nos Forces de défense et de sécurité mais aussi de les accompagner dans l’identification des personnes ».
Toujours pour lutter contre ces trafics, elle ajoute que l’Etat fait parfois des rafles dans les zones à risques pour limiter l’incursion des membres des groupes armées. « Les services de renseignement dans le Logone et Chari sont vraiment en branle et c’est ce qui a limité les dégâts dans la zone du Lac Tchad du côté du Cameroun par rapport à d’autres pays. Je n’ai pas les statistiques mais si vous êtes dans cette zone dont le Niger, le Tchad et le Nigéria, vous allez voir que le nombre de kidnapping est nettement supérieur à celui du Cameroun », relativise-t-elle. Notre démarche effectuée afin d’avoir plus d’informations du ministère des Affaires sociales (Minas), sur le phénomène de la traite de personne est restée sans suite.
Au Tchad par exemple, l’ambassade des Etats-Unis, dans son rapport sur la traite des personnes en 2023, déplore que pour la deuxième année consécutive, le gouvernement n’a pas identifié de victimes de la traite ni condamné de trafiquants même s’ils saluent la mise-sur pied d’un Comité national de lutte contre la traite avec un point focal pour coordonner les efforts du pays contre ce phénomène.
Mélanie Ambombo, Idrissa Mahamat Abdramane
Cette enquête est réalisée dans le cadre du projet Open Data around Lake Chad (ODALAC), organisé par ADISI-Cameroun avec l’appui financier du Centre for Journalism Innovation and Development (CJID) et Open Society Foundations (OSF).